L E   S P H I N X 

 

Dans la nuit claire et froide où l'air semble gelé,
Engourdi, frissonnant, sous la clarté lunaire,
Le grand sphinx de granit compte ses millénaires
Et revit solitaire les splendeurs du passé

Le sable mollement roule son étendue,
Et le scintillement des facettes polies
Brille comme mille feux d'ardentes pierreries,
Merveilleuses parures et gemmes inconnues.

La lune aux yeux bleus coule son disque jaune,
Ses reflets opalins, dans ses orbites creux,
Donne au sphinx l'attitude trompeuse
Du sommeil menaçant que simulent les fauves.

Sur l'immensité du désert sans borne,
Silencieux, figé dans sa robe hiératique,
Sur son socle rigide, la face énigmatique
S'appesantit pensive, dure, farouche et morne.

Et superbe gardien des siècles disparus,
Survivant éternel de l'antique débâcle,
Comme un cheval sauvage qui soudain renâcle,
Dans la nuit noire surgissent des êtres déjà vus,

Leurs fantômes ailés repeuplent le désert
Et leurs pas talonnant ont fait crier le sable,
Le sphinx mystérieux, pensif et vénérable
Regarde tournoyer ces monstres de l'enfer.

Resurgis du passé, ils défilent en cadence :
Grands colosses de pierre à tête de bélier,
Sphinx, griffons, ibis, pharaons et guerriers
Tous viennent une nuit pour la dernière séance...

Sous les rayons blafards de la lune nostalgique,
Déroulant lentement leur émouvant cortège,
Les colosses de granit et les fantômes de neige
Semblent les seuls survivants des hordes fantastiques

Alors quand l'aube paraît soudain à l'horizon,
Ces ombres disparaissent avec flûtes et sistres
Ayant tous achevé leur dernier tour de piste !
Seul, le Colosse de sable figé, rêve sa vision.

Voyageurs qui cherchez la clef d'anciens mystères
Dans le silence des dunes une voix vous appelle
Un pharaon de pierre interpelle les mortels
Pour leur dire que leur corps n'est que de la poussière...

Arthur Rimbaud (1854-1891)
(poème remanié et complété par l'auteur)

 

 

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